34.
Winter alla trouver Yngvesson dans son studio. Il y régnait une odeur de sécheresse, comme de l’année passée. La poussière formait des tunnels de lumière, au-dessus de l’ordinateur. Les bandes tournaient, avec leurs cris à jamais éteints. Il était difficile de respirer.
Quand tout sera terminé, je cesserai de fumer.
Nous achèterons une maison au bord de la mer, je prendrai un congé d’un an et ensuite on verra.
— Je n’ai toujours que des fragments, dit Yngvesson.
Des fragments de crime, pensa Winter.
— Tu préfères que je revienne ?
— Cet après-midi.
— Jusqu’ici, on n’est jamais parvenu à reconnaître une voix, je veux dire : à identifier une voix qu’on a déjà entendue. Tu crois que ce sera possible ?
— J’essaie de me rapprocher au plus près des échantillons de voix que nous avons, Erik.
Kurt Bielke fixait un point situé au-dessus de la tête de Winter. Sur la table, entre eux, était posé l’appareil photo, que les hommes de Beier avaient fini d’examiner. Ils avaient trouvé dessus plusieurs empreintes digitales correspondant à d’autres, encore non identifiées, qui avaient été relevées à son domicile. On n’avait pas encore pris les siennes, mais cela n’allait pas tarder. Winter s’était entretenu avec Molina à propos de la mise en examen. « Accordez-moi une heure, avait demandé celui-ci. Non : accordez-vous encore une heure avec lui. Et ensuite appelez-moi ».
Après ça, on lui fera une prise de sang, pensa Winter. Ensuite, ce sera terminé.
Le regard de Bielke ne vacillait pas.
— Je renouvelle ma question : Savez-vous à qui appartient cet appareil photo ?
— Je ne l’ai jamais vu.
— Nous l’avons trouvé chez vous.
Pas de réponse.
Winter regarda le magnétophone.
— Je répète ce que je viens de dire : Nous l’avons trouvé chez vous, Kurt Bielke.
Un simple haussement d’épaules.
— Pourquoi était-il là ?
— Où ça ?
— Chez vous.
— Où ça, chez moi ?
— Dans l’une des voitures qui étaient dans le garage.
— Je n’en ai aucune idée.
Winter réfléchit un instant. L’air circulait en rond dans cette pièce, déjà trop petite et trop chaude.
Il voulait obtenir un aveu. Sur-le-champ.
Chacun d’entre eux était désireux de rentrer chez lui, dans cet été qui brillait de tous ses feux, au-dehors.
— Vous avez été identifié sur le lieu d’un crime.
Bielke ne répondit pas. Il lui aurait pourtant été facile de demander : « Le lieu de quel crime ? » Mais il préférait se taire.
— Parlez-en à ma famille, se contenta-t-il de dire.
— Pardon ?
— Parlez-en à ma famille.
— Pourquoi ?
— Elles savent où j’étais.
— Je vous pose la question à vous.
Bielke ne répondit pas à cela non plus. Nulle réponse ne pouvait être lue dans ses yeux, dont la teinte faisait penser à un jean délavé, à savoir un bleu presque blanc et sur le point de disparaître.
Et si les empreintes, l’A.D.N. et tout le saint-frusquin ne donnent rien, pensa Winter. S’il peut sortir libre d’ici ?
Il reprit la litanie de ses questions, auxquelles Bielke répondait parfois.
Au bout d’une heure, Winter appela de nouveau Molina et obtint sa mise en examen. Il gagnait ainsi du temps, à savoir les quatre jours qui les séparaient de l’audience d’incarcération.
— Pas de blagues, hein ? dit le procureur.
Winter raccrocha sans répondre, légèrement soulagé. Il laissa ensuite ce sentiment s’envoler par la fenêtre, avec la fumée de son cigarillo, et repensa à ce qu’avait dit Bielke.
La famille.
Cet homme était dément. Tout ce qu’il disait pouvait revêtir une certaine signification, mais uniquement pour lui.
Winter appela le service scientifique. C’est Beier qui lui répondit.
— Tes gars sont-ils toujours chez Bielke ?
— Pas en ce moment. Pourquoi cette question ?
— J’y vais.
— Tu le tiens ?
— Je ne sais pas. Quand est-ce qu’on aura des nouvelles du laboratoire ?
— À propos du verre ? Ils ont promis de faire des heures supplémentaires, mais tu sais ce que c’est.
Ils avaient passé les vêtements et les chaussures de Bielke au peigne fin à l’aide d’un aspirateur muni d’un filtre non réutilisable et d’un réceptacle de même nature et ils avaient trouvé de tout petits morceaux de verre qu’ils avaient l’intention de comparer avec ceux qu’ils avaient recueillis après le cambriolage au domicile des Hansson. Cela ne donnerait pas forcément quelque chose. Néanmoins, ils pourraient déterminer l’indice de réfraction de ce verre et dire si c’était le même que celui des fragments qu’ils avaient trouvés dans les chaussures et la pochette de Bielke. C’était un indice possible, rien de plus. Mais, ajouté à d’autres, cela pouvait finir par donner des résultats.
Il était au volant de sa voiture, dans une fin d’après-midi brûlante et dépourvue de promesse de fraîcheur au cours de la soirée. Le soleil était toujours puissant, alors qu’il était en train de disparaître derrière cet horizon occidental vers lequel il se dirigeait.
Tout ce qui était de nature végétale se recroquevillait sous cette chaleur, commençait à dépérir et émettait ce genre d’odeur sèche et acide perceptible dans les asiles de vieux, où des corps humains étaient en train de se dessécher et de rabougrir pour se préparer à la mort. C’était la même odeur de putréfaction mêlée à de puissants détergents.
Winter alla se garer dans la cour de la maison des Bielke.
Il n’y avait personne sur la terrasse couverte mais il vit que la fenêtre de la chambre de Jeanette était grande ouverte.
La famille.
Peut-être les yeux déments de Bielke avaient-ils cherché à exprimer quelque chose. Jeanette. Était-ce elle qui était la clé de toutes ces énigmes ? Les rapports qu’elle entretenait avec son père avaient l’air assez complexes – adjectif plutôt déplacé dans un pareil contexte. Il se tenait devant la porte d’entrée de la maison, très légèrement entrebâillée. Était-elle folle, elle aussi ? Et sa mère ? Qu’est-ce qui était normal ? Ses pensées lui inspirèrent une grimace et un sourire d’ironie envers lui-même : quel sens tout cela pouvait-il avoir, où allons-nous, existe-t-il vraiment des carrefours, dans quel monde la vie a-t-elle le plus de sens ?
Il frappa à la porte, qui s’ouvrit encore un peu plus sous cette légère poussée, puis appela. Pas de réponse. Il franchit alors le seuil et renouvela son appel. À sa gauche, il voyait l’ouest du jardin, à travers une fenêtre de la pièce qui se trouvait de l’autre côté de ce hall vaste et lumineux. Les ombres avaient maintenant atteint leur maximum. Les oiseaux de mer, eux, poussaient leurs cris les plus intenses, dans leur chasse aux détritus des jardins.
Soudain, il vit quelque chose bouger à l’extérieur. Il rebroussa chemin et fit le tour de la maison à toute allure, le long de l’allée gravillonnée, en s’efforçant de regarder de tous les côtés à la fois. Pourquoi suis-je en train de faire cela ? se demanda-t-il. Parce qu’il y avait quelqu’un, là-bas, à l’extérieur, et que cela a forcément un rapport avec ce qui se passe à l’intérieur. Ou plutôt ce qui s’est passé.
Les mouettes se moquaient de lui. Il n’y avait personne, à cet endroit. Les ombres recouvraient à présent le sol dans sa totalité, à la manière d’une sorte de linceul noir. Il avança jusqu’à la haie marquant la limite du terrain, dans laquelle il y avait des trous assez grands pour qu’un être humain puisse se glisser à travers.
Et maintenant ?
Il se retourna vers la maison. Toujours pas le moindre signe de vie, aucun bruit, aucune voix, aucun visage, aucun corps.
Les occupants de la maison devraient pourtant réagir, puisque la porte était ouverte.
Winter franchit à nouveau le seuil. Il n’entendait toujours pas le moindre bruit en provenance de l’intérieur, seulement les cris des oiseaux au-dehors et la rumeur de la circulation automobile en fond sonore. Mais pas de radio, de lave-vaisselle, de hotte aspirante, de cliquetis de couverts contre des assiettes, de télévision, de mixer, de voix, de rires, de pleurs, de cris ni de coups.
— Y a quelqu’un ? Y a quelqu’un ?
Toujours pas de réponse.
— Y a quelqu’un ?
Il commença à monter l’escalier. Dans le hall qui se trouvait à l’étage, il faisait un peu plus sombre. Une porte entrouverte, celle de la chambre de Jeanette.
Il entendait maintenant un léger bourdonnement, qui semblait se déplacer lentement au plafond.
— Y a quelqu’un ? Jeanette ?
Il traversa rapidement le hall pour se précipiter dans la chambre de la jeune fille. La fenêtre était toujours ouverte et il la gagna très rapidement pour regarder dans le jardin, vers la haie et le bois qui se trouvait derrière. Il vit alors quelque chose qui bougeait, derrière un arbre, une forme indistincte qui avait disparu l’instant d’après, une sorte de boule dans le crépuscule. Il resta sur place à observer ces mouvements dans les buissons et les fourrés, mais il ne pouvait pas se précipiter à nouveau au rez-de-chaussée avant de savoir ce qu’il voyait vraiment. Puis le calme revint, il attendit à nouveau mais le visage ne reparut pas. C’était bien un visage qu’il avait vu, ou du moins ses contours, il en était maintenant convaincu. Pourtant, il n’avait rien observé qu’il fût en mesure de reconnaître, pas à une distance pareille.
Il bougea un peu et entendit à nouveau le bourdonnement, toujours assez paisible mais plus fort. On aurait dit… il détourna le regard vers l’alcôve, sur la droite, là où la porte de la salle de bains… Mon Dieu ! Il vit alors un petit filet d’eau qui commençait à passer sous la porte et qui commençait à faire briller le parquet, dans cette merveilleuse lumière vespérale. Il put alors identifier le bruit de l’eau, qui coulait à la manière d’une véritable cascade. Il se précipita vers la porte, mais elle était fermée à clé. Il tira de toutes ses forces en criant le nom de Jeanette, puis recula de deux pas et donna un grand coup pied en plein milieu, à l’endroit où le panneau est le moins résistant. Au bout de trois, puis quatre coups de ce genre, celui-ci céda et il put se glisser dans la salle de bains, dont le sol était couvert d’eau et de sang. Mais il dérapa, se cogna contre le carrelage et sentit quelque chose se briser dans son coude. Il se releva en feignant que cette douleur n’était pas la sienne mais celle de quelqu’un d’autre. Ses vêtements kaki étaient maintenant roses de ce sang et de cette eau qui continuaient à couler de la baignoire dans laquelle Jeanette était assise, avec des yeux qui pouvaient être ouverts ou fermés, il était incapable de le dire car il ne voyait que son visage et son cou qui émergeaient puis plongeaient dans cette mer écarlate. Il se glissa jusqu’à elle, comme sur des patins à glace, se pencha, souleva ce corps qui était plus lourd qu’aucun de ceux qu’il avait tenus jusque-là dans ses bras et la douleur de son coude lui fit l’effet de pierres brûlantes qu’on aurait posées sur une plaie à vif.
Il était plus de minuit quand il rentra chez lui le bras en écharpe, dont la douleur n’était qu’une caresse, comparée à ce qu’elle était auparavant. Presque plus pâle que lui, Angela le tenait dans ses bras. C’est elle qui l’avait conduit aux urgences, plus rapidement qu’il n’aurait pu le faire lui-même, puisque c’était son lieu de travail, à elle.
La baby-sitter les attendait dans le hall. Le visage de Winter l’effraya quelque peu. Elle reçut son salaire.
— Donne-moi un whisky, dit-il depuis la chaise sur laquelle il était assis, dans la cuisine.
— Ce n’est pas bon de boire de l’alcool, quand on a ce que tu as.
— Un double.
Elle lui versa la ration demandée et lui tendit le verre.
— Ouuuh, s’exclama-t-il après la première gorgée.
Il sentit l’effet de l’alcool dans son corps, puis dans sa tête et jusque dans son coude, et but à nouveau.
— Tu aurais dû rester aux urgences, dit-elle. Il va falloir qu’ils te plâtrent, quand l’enflure aura disparu.
— Elle est vivante, dit-il en tendant son verre, dans lequel Angela versa un centimètre de whisky. Encore un.
Elle s’exécuta et il but à nouveau.
— Elle n’est pas morte, elle vit, répéta-t-il.
— Il s’en est fallu de peu.
— Elle va s’en tirer, c’est l’essentiel.
— Il semble bien. Elle a pourtant perdu beaucoup de sang, beaucoup trop pour survivre, en fait.
Winter revit cette baignoire pleine d’eau, ce sol inondé, et sentit à nouveau la douleur de son coude et le poids dans ses bras. Puis le corps nu de la jeune fille sur le carrelage, tandis qu’il cherchait fébrilement son portable, qu’il avait laissé tomber dans cette affreuse eau bouillonnante agitée par le flot qui continuait à jaillir du robinet. Il avait alors cessé ses plongées et était passé dans la chambre pour appeler depuis le téléphone de la jeune fille, au chevet de son lit. Puis il était retourné dans la salle de bains pour lui garrotter les poignets à l’aide de sa ceinture et d’un morceau de rideau qu’il avait arraché à la fenêtre de la chambre. Il avait écouté son cœur et cru l’entendre battre. Il avait ensuite pratiqué la respiration artificielle, mais elle ne bougeait toujours pas d’elle-même. Il avait alors vérifié ses poignets et cherché d’autres plaies. Bref, il avait fait ce qu’il pouvait, jusqu’à ce qu’il entende la sirène de l’ambulance par la fenêtre.
— Erik ?
— Oui… quoi ?
— Il faut que tu dormes.
— Comment ?
— Je vais t’aider.
Elle se pencha au-dessus de lui. Elle était forte, plus forte que moi, pensa-t-il.
— Tu lui as sauvé la vie.
— J’ai été trop lent.
— Si tu n’étais pas arrivé, elle serait morte.
— Elle l’est presque.
— Voyons, Erik.
Il la laissa faire, se recoucha et sombra dans le sommeil.
La première chose qu’il perçut fut l’odeur du café. Puis la voix d’Elsa, qui demandait quelque chose, en se servant de l’un de ces nouveaux mots dont elle avait fait l’acquisition, et Angela qui lui répondait. Il tenta de se redresser, mais son coude l’en empêcha.
Elsa était assise sur sa chaise de bébé, dans la cuisine.
— Papa, papa !
Winter alla la retrouver et resta longtemps près d’elle.
Il avait appelé l’hôpital. À présent il était assis sur la couverture dans la salle de séjour, tentant de protéger son coude des assauts d’Elsa. Angela vint la prendre dans ses bras et lui faire faire l’avion.
— Le plus dur est passé, répéta-t-il.
— Attends une seconde, dit-elle.
Elle revint seule.
— Elle est magnifique. Elle dort quand on le lui demande.
— C’est tout de même elle qui décide, dit Winter avec un sourire.
— Maintenant, tu vas rester à la maison, fit Angela.
— Elle s’est réveillée.
— Non.
— Je parlais de Jeanette.
— Tu veux aller la voir ?
— Bertil et Lars sont là-bas.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Tu peux m’aider à passer mes vêtements ?
Une fois dans la chambre à coucher, Angela se mit à pleurer.
— J’ai beaucoup pensé à Fredrik, dit-elle.
— Et moi alors, tu ne crois pas…
— Si, si… c’est tellement irréel. Où est-il ? Est-ce qu’il est déjà arrivé quelque chose comme ça ?
Il vit qu’elle se rendait soudain compte de ce qu’elle avait dit. Ses propres expériences. Ces journées entières passées dans cet appartement étranger puant la haine et la folie. Des milliers de sentiments se reflétèrent sur son visage, tandis qu’ils étaient assis là, puis elle donna l’impression de sortir d’un cauchemar.
Ils en avaient beaucoup parlé et allaient continuer à la faire.
— Ce n’est pas quelque chose d’habituel, dit-il.
— Je pense à ses enfants. On ne peut rien faire pour eux ?
— La mère de son anc… de Margareta est là. Et Aneta, de temps en temps. Ainsi que Hanne.
— Tu y es allé ?
Pas eu le temps. Trop pénible… d’y aller. Pour eux aussi. Un flic qui leur rappellerait leur papa.
— Non, pas encore.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle tendit le bras pour prendre la chemise qu’elle venait de repasser et qui était posée sur une chaise, à côté du lit.
— Il n’a quand même pas… été tué ? demanda-t-elle en le regardant.
Winter ne répondit pas.
— Je sais que tu ne peux rien dire avec certitude. Mais tu dois bien avoir une idée, un sentiment.
— J’ai un sentiment qui me dicte que l’on doit faire tout son possible, aussi vite qu’on pourra, de préférence en même temps, si on veut revoir Fredrik. Et on le fera revenir.
Toute la question est de savoir dans quel état, se dit-il dans l’ascenseur qu’il prit pour gagner la voiture radio qui l’attendait devant sa porte. Fredrik n’est pas au nombre des vivants.